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Le dictionnaire de Darija « colin » a dix ans

Ce dictionnaire, monument de la darija, est une photo de la civilisation marocaine du XXème siècle.

Georges Séraphin Colin était un homme de passion. Et il en fallait à ce diplômé de l'Ecole des Langues Orientales Vivantes de Paris, professeur à l'Institut des Hautes Etudes Marocaines et aux Langues O, pour mener à bien sa recherche. Arrivé au Maroc en 1921, il s'est pris d'un intérêt jamais démenti pour le patrimoine du pays. Il a d'ailleurs été inspecteur des Monuments Historiques. Mais bien plus que les monuments et les fouilles, c'est à la langue qu'il a voué sa vie. Et à la langue vivante. C'était, certes, un fin connaisseur de l'arabe classique -il commentait al-Hariri avec virtuosité - mais il estimait qu'on faisait trop cas de ce « trésor de cuistreries » qui, de surcroît, n'était pas menacé puisqu'il était fixé par écrit.

C'est donc à la darija qu'il a consacré toute sa vie. Dès 1921, il se lance dans la collecte du parler vivant. Il est alors convaincu que les mutations politiques, économiques et sociales imposées au Maroc par la mise en place du protectorat, auraient des conséquences irréversibles sur la culture, et à travers elle, sur la langue. Et cela, d'autant que la darija ne s'écrivait pas et risquait de s'appauvrir définitivement. Sa méthode : d'interminables conversations avec les gens, des gens de toutes conditions, de l'ouvrier rencontré au café à l'érudit. Il avait ses informateurs, choisis pour être de fins connaisseurs de la langue, notamment Si Ahmed Kouta à Marrakech, Sidi Mohammed Ben Daoud à Rabat, Si Ahmed Acharqui à Tanger, et Si Seddiq El-Fassi à Fès. Et il prenait des notes sur de toutes petites fiches multicolores, notant chaque mot, chaque expression, chaque proverbe. Jusqu'à sa mort en 1977, il en a réuni environ 60 000.


Un fichier petit à petit étoffé

Le fichier regorge d'idiomatismes, d'images et de métaphores dont certains n'ont pas survécu aux profondes mutations vécues par la société marocaine tout au long du XXème siècle. Tous les domaines lexicaux y sont représentés : musique andalouse, numismatique, architecture, noms de plantes et d'animaux, art culinaire, vêtements, rites, coutumes, métiers, pratiques religieuses, médecine, magie… Un véritable monument de la langue était ainsi consigné par écrit.
A sa retraite des Langues O en 1963, Colin écrit à Mohammed El-Fassi, alors recteur de la Faculté des Lettres de Rabat - qui remplaçait depuis l'indépendance l'Institut des Hautes Etudes Marocaines - pour proposer d'élaborer des « glossaires pratiques du type… dites, ne dites pas… destinés à faciliter le passage de l'arabe marocain à l'arabe classique ». Il reçoit le feu vert. Le Secrétaire général de l'Université Mohammed V, le professeur Lakhdar-Ghazal, s'occupe de récupérer dans les caves de l'ex-Institut, les affaires de Colin : ouvrages, objets, manuscrits, et surtout le fichier qu'il va étoffer jusqu'à sa mort, aidé d'une équipe de l'Institut d'Etudes et de Recherches pour l'Arabisation. Car la dialectologie n'était plus enseignée à la Faculté des Lettres, et c'est donc dans le cadre de l'IERA, rattaché alors au ministère des Affaires Culturelles, que le travail s'est poursuivi. Colin meurt en 1977. Une autre aventure commence : la publication du fichier. Elle durera près de vingt ans. Il faudra mobiliser les équipes de l'IERA et du Centre de Littérature et de Linguistique Arabes et Sudarabiques du CNRS (Paris). Beaucoup de grands noms des études arabes contribueront à ce travail, dont le professeur David Cohen et nombre d'étudiants des Langues O, sous la direction de Zakia Iraqui Sinaceur. « Mon père enseignait la darija, explique-t-elle, j'ai donc échappé aux préjugés généralement attachés au dialectal ». C'est elle qui coordonne les missions de recherche et les séminaires qui ont permis d'aboutir à la publication du « Dictionnaire Colin d'arabe dialectal marocain » (Rabat, éditions Al Manahil, ministère des Affaires Culturelles). Le premier des huit tomes sortira en 1993, une fois l'ensemble de la matière prête. « Après, tout est allé très vite. En moins de deux ans, on avait fini ».


Un immense travail de réflexion

Ce travail a été l'occasion d'un très riche débat autour de la darija rien qu'à travers les questions de méthodologie. Il a fallu revenir sur chacune des fiches pour parfaire les définitions car certaines traductions étaient plus soucieuses de rendre l'image arabe que d'aboutir à un équivalent français correct. Le débat a porté d'abord sur la transcription de la darija : en l'absence d'une codification unique, celle qu'a proposée Colin n'était qu'une convention arbitraire parmi d'autres. Et puis, quelle graphie adopter ? Une double graphie, en caractères arabes et en caractères latins a été retenue pour les entrées de racines et les entrées de mots. Puis il y a eu la question du classement : par ordre alphabétique ou par racine ? Pour souligner la proximité de la darija avec l'arabe classique, on a adopté le classement par racine. Ce qui a généré tout un travail d'analyse du système de dérivation propre à la darija, et d'interminables débats sur le classement de racines commençant par exemple par un G : fallait-il les ranger à Q ou à J, en fonction de l'étymologie ? Bref, un immense travail de réflexion et de codification de la langue. Comme le voulait d'ailleurs Colin : « Colin voulait normaliser la darija, explique Zakia Iraqui Sinaceur. Son fichier s'intéresse à une koinè marocaine, une langue commune à Fès, Marrakech, Rabat et Tanger. Il écartait les termes trop régionaux ». Outre le contenu, c'est l'esprit de Colin qui a été respecté dans ce travail : il s'agissait de montrer la civilisation marocaine à travers ses mots courants, témoins de sa richesse propre, née de la fusion de termes arabes, berbères, latins, espagnols, italiens, turcs et français... Les termes rares ne sont mentionnés que s'ils entrent dans une expression. L'argot est écarté ainsi que les emprunts trop récents au français. Il ne s'agit pas d'un dictionnaire étymologique, mais d'un dictionnaire encyclopédique, un monument de la langue citadine et masculine au XXème siècle.
En ce sens, il a une immense valeur pour le patrimoine marocain. Près de 80 ans après le début de ce travail, la langue a beaucoup évolué : « Les jeunes ignorent certains mots, certaines expressions, témoigne Zakia Iraqui Sinaceur. Il y a un réel sentiment de manque. Certes, la darija s'est enrichie de nouveaux apports, grâce à la langue des médias, à l'arabisation, au code-switching entre l'arabe et le français. Mais beaucoup de choses qui lui donnaient son authenticité et son âme se sont perdues ». Une référence à (re)découvrir.

Kenza Sefrioui
Source : le Journal Hebdo

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