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Entreprises marocaines : Marche ou crève !

Agriculture archaïque, investisseurs frileux, croissance atone… Après trente ans d’économie protégée, le royaume chérifien fait du surplace. Pour créer l’électrochoc salutaire, les autorités misent sur le libre-échange. Et mettent ainsi les entreprises au pied du mur : adaptez-vous ou disparaissez !

Derrière ses bonnes manières, ses costumes de la meilleure coupe – un effort louable d’élégance que contredit une envie de décontraction qu’il réprime – et ses moustaches fines bien taillées desquelles s’échappent les volutes de fumée de ses cigarettes, Ahmed Lahlimi Alami se révèle un personnage particulièrement « corrosif ». Nommé haut-commissaire au plan par le roi en septembre 2003, il est à la tête d’une équipe de fonctionnaires zélés qui scrutent les moindres évolutions socio-économiques du pays et rendent souvent des rapports accablants pour les gouvernants. Ce qui lui vaut régulièrement des remarques acerbes des ministres du royaume qui lui reprochent son acharnement et sa partialité.

L’ancien cadre de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), un électron libre en rupture du ban, n’en a que faire. « On me reproche de publier des résultats critiques. C’est un devoir, nous ne pouvons cacher la vérité aux Marocains. Pendant trente ans, Hassan II interdisait de parler de la pauvreté. Dans les années 1980, on nous demandait même de rayer de notre vocabulaire le terme de disparité. Les choses ont bien évolué », justifie le sémillant sexagénaire qui vient de rendre public le dernier rapport sur la situation économique du Maroc pour la période 2000-2004. Un document sans concession à l’égard des deux équipes qui se sont succédées au pouvoir. Ahmed Lahlimi Alami a fait partie de la première de mars 1998 jusqu’au mois de novembre 2002 en tant que ministre délégué auprès du Premier ministre chargé des Affaires générales du gouvernement, un poste de « vice-Premier ministre », auquel les portefeuilles de l’Économie sociale, des Petites et Moyennes Entreprises et de l’Artisanat seront rattachés en septembre 2000. L’ex-bras droit d’Abderrahmane Youssoufi, relancé par Mohammed VI en 2003, revendique aujourd’hui son indépendance envers la primature et se verrait bien un jour, selon ses proches, succéder à Driss Jettou. En attendant une hypothétique nomination, son dernier rapport souligne les insuffisances de la période dite d’alternance et de l’actuel gouvernement. Un document qui peut se résumer en cinq mots : le Maroc fait du surplace.

Au Maroc, gouverner c'est pleuvoir « Au lieu de 5 % programmé, le taux de croissance économique moyen durant la période quinquennale n'a pas dépassé 3,8 % par an », souligne le document. Un chiffre très loin des 6 % de croissance nécessaires - au regard de l'évolution démographique - pour développer le pays. Et qui traduit surtout l'extrême dépendance de l'économie à l'égard de l'agriculture. La situation ne s'est pas arrangée en 2005 puisque la progression du Produit intérieur brut devrait être comprise entre 1,2 % et 2 %. Quand l'agriculture va, tout va, a-t-on coutume de dire... « Chaque année, le Maroc s'en remet aux caprices du ciel tout en sachant que les meilleures terres se trouvent plutôt au Sud et que les pluies arrosent plus généralement le Nord, explique Najib Akesbi, économiste à l'Institut agronomique et vétérinaire de Rabat. Le véritable décollage économique ne pourra se faire qu'en réduisant la dépendance vis-à-vis de l'agriculture (17 % du PIB et 40 % des emplois) ou en sécurisant ses revenus. La politique des grands barrages, initiée sous Hassan II, ne résout pas tous les problèmes puisqu'un cinquième seulement des surfaces peut être irrigué. »

Selon le Haut-Commissariat au plan, « la part de l'agriculture dans le PIB a augmenté de plus de deux points, passant de 13,6 % en 1999 à 15,8 % en 2004 ». Ce qui traduit l'incapacité des autres secteurs à émerger comme moteurs de l'économie. Le fellah continue à peser très lourdement sur les indicateurs du pays alors que les ouvriers et les employés du tertiaire tardent à prendre le relais. Les investissements sont insuffisants, malgré les grands projets d'infrastructures publics (port de Tanger-Méditerranée, axes routiers et aménagement de la vallée du Bouregreg), pour absorber la totalité des 250 000 à 300 000 personnes qui se présentent chaque année sur le marché du travail. Quelque 30 000 à 40 000 chômeurs restent sur le carreau. Et Hassan Chami, le patron des patrons, parle d'une phase « d'investissement défensif ».

Driss Jettou, le Premier ministre, ne ménage pas ses efforts... mais ne parvient pas à rassurer des hommes d'affaires frileux. Beaucoup doutent de sa capacité à lever les freins du développement. Dans la pratique, le statut des terres collectives, le système des agréments dans le commerce, la multiplication des niveaux de pouvoir, la corruption - qui est en progression selon l'ONG Transparency - n'incitent pas à investir. Le manque d'indépendance de la justice est, par ailleurs, souvent évoqué. « L'environnement des affaires évolue favorablement. Les interventions n'ont plus la même connotation qu'autrefois, où il s'agissait essentiellement de passe-droits. Aujourd'hui, elles consistent à obtenir des facilitations ou des conseils. C'est du lobbying », tient à nuancer l'homme d'affaires Serge Berdugo, qui est également président de la communauté juive du Maroc et ancien ministre du Tourisme.

C'est surtout un problème d'évolution des mentalités. La culture de la bourgeoisie marocaine est celle d'une économie de rente adossée à l'État. L'esprit d'entreprise fait encore largement défaut. Si bien que les meilleures affaires sont encore réalisées par les Français, les Espagnols, notamment dans le tourisme, et les Chinois. Ces derniers prennent une place de plus en plus prépondérante dans la vente de détail et s'imposent comme de sérieux concurrents pour les commerçants locaux. « Le péril jaune », titrait récemment un dessinateur marocain. Et les représentants patronaux de demander plus de vigilance aux autorités sur le contrôle des produits en provenance de l'empire du Milieu qui feraient l'objet de sous-facturation.

Mais il ne faudrait pas, les opérateurs l'admettent, tout mettre sur le dos des Chinois. Les autorités doivent, en effet, veiller à assainir le climat des affaires, notamment en luttant contre un clientélisme qui reste vivace. La réforme d'une administration tatillonne et accusée d'être corrompue prendra du temps. Les PME et les PMI sont les principales pénalisées par l'environnement actuel. Elles constituent 95 % du tissu économique, mais ne comptent qu'entre 30 % et 40 % dans les exportations nationales. Opérant dans le secteur formel, elles sont très lourdement taxées. Les organisations patronales réclament un allègement de la pression fiscale.

La force d'inertie du Makhzen
La morosité est largement relayée par une presse nationale qui s'émancipe chaque jour un peu plus et repousse les lignes rouges. La nouvelle liberté d'expression a délié les langues. Les représentants de la société civile - presse, associations, syndicats - ne manquent pas de souligner la force d'inertie du Makhzen (le « pouvoir » dans toute sa complexité, que les Marocains ont l'habitude d'accuser de tous leurs maux) : le poids du Palais dans les décisions, le manque d'efficacité du gouvernement qui comprend trente-sept ministres, l'absence de vision économique des partis politiques... Une minorité, au sein de l'élite urbaine, rêve à haute voix de la mise en place d'une monarchie parlementaire à l'espagnole, avec un gouvernement restreint à seize ministres, où les prérogatives royales seraient beaucoup plus réduites. Le Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste) demande même que le seuil pour entrer au Parlement soit de 10 % des voix pour éviter la « balkanisation » de la vie politique qui oblige Driss Jettou à travailler avec une majorité très hétéroclite et de nombreux ministres qu'il n'a vraiment pas choisis.

Entre les pressions du Palais, les aspirations des courtisans et des partis, le Premier ministre en est souvent réduit à jouer les équilibristes. « On a nommé à la tête du gouvernement un homme qui a beaucoup d'atouts dans son jeu - expérience, capacité de travail, esprit de consensus -, mais on lui a coupé les ailes », explique en substance Hassan Chami, le président de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) dans une longue interview accordée à l'hebdomadaire La Vérité. La marge de manoeuvre du Premier ministre semble, en fait, dépendre des dossiers. Le gouvernement Jettou travaille assez efficacement avec la « jeune garde » : Salaheddine Mezouar pour le commerce et l'industrie, Taoufiq Hjira pour l'habitat, Karim Ghellab pour l'équipement et Adil Douiri pour le tourisme. Mais dispose de moins de liberté sur les dossiers concernant l'agriculture et le social.

Ouverture économique et libre-échange
La machine réformatrice s'est bien mise en branle à plusieurs niveaux (fiscalité, retraite, modernisation du secteur bancaire, mise à niveau des entreprises...), mais les défis sont colossaux après trente ans d'économie protégée et rentière. Pour créer « l'électrochoc », les autorités misent sur l'ouverture du pays - elles ont réduit très fortement les taxes douanières -, et la confrontation directe avec les entreprises étrangères. En brisant les entraves à la libre circulation des marchandises, des capitaux et des travailleurs, elles mettent les entreprises chérifiennes au pied du mur : adaptez-vous ou disparaissez (« Marche ou crève », en somme) !

En outre, le gouvernement tente de faire évoluer un appareil juridico-économique inadapté et pousse les hommes d'affaires à adopter une nouvelle culture du risque et de l'innovation. Progressivement, l'État cherche à démanteler les statuts d'exception pour mettre tout le monde à égalité de chance.

Mais que l'aggiornamento semble difficile... alors que le temps est compté. Le textile, un des fleurons de l'activité industrielle, connaît une passe délicate avec la suppression des quotas d'exportation et la concurrence impitoyable des confectionneurs asiatiques. Pour sauver les meubles et préserver le travail des petites mains marocaines - 15 000 emplois ont été perdus depuis le 1er janvier -, le secteur tente de se professionnaliser sous la houlette du jeune ministre du Commerce, de l'Industrie et de la Mise à niveau de l'économie, Salaheddine Mezouar, et du président de l'Amith (Association marocaine des industries textiles et de l'habillement), Karim Tazi. Les deux hommes se connaissent bien puisque le premier occupait le poste du second avant son entrée au gouvernement. Tazi a obtenu un abaissement des tarifs douaniers sur les fils et tissus, la réduction des procédures douanières pour répondre à la demande européenne et la mise en place d'un environnement fiscal incitatif. « S'il est illusoire de vouloir concurrencer les Chinois sur la bonneterie, le textile marocain a encore un bel avenir dans la confection de jeans, de vêtements de mode et le réassort1 », insiste le chef de file de l'Amith.

Les autorités chérifiennes cherchent également à développer de nouveaux créneaux (assemblage automobile, agroalimentaire, industrie cinématographique, nouvelles technologies et délocalisation des services) pour réduire l'importance du secteur primaire. Reste à vendre les atouts et la proximité de la destination Maroc : le détroit de Gibraltar met le royaume à 14 km du Vieux Continent. Mais la concurrence des nouveaux pays de l'Est membres de l'Union européenne se fait clairement sentir. C'est dans le secteur du tourisme que le pays garde de sérieux avantages comparatifs : outre la proximité géographique, le climat, la diversité des paysages en font une destination très prisée par les Européens. Les autorités ont pour ambition d'accueillir 10 millions de visiteurs en 2010.

« Nous misons sur l'Europe alors que nous avons le marché algérien à notre porte qui est particulièrement dynamique et solvable », regrette, pour sa part, Fouad Abdelmoumni, de l'Association marocaine des droits humains (AMDH) et spécialiste du microcrédit. Et de déplorer que les contraintes politiques - qui ne dépendent pas des seuls Marocains - ne permettent pas aux entreprises chérifiennes (construction, agroalimentaire, textile...) de profiter du voisinage d'un pays disposant d'une cagnotte annuelle de 45 milliards de dollars de retombées pétrolières.

Le temps des espérances déçues ?
Les Marocains nourrissent de grandes ambitions avec l'arrivée des produits étrangers et d'un mode de consommation à l'occidentale médiatisé par satellite et concrétisé notamment par l'implantation des supermarchés. Mais le pouvoir d'achat des ménages n'augmente pas. Et le chômage des jeunes, qui atteint près de 20 % dans les villes, est un problème qui paraît de plus en plus insoluble. D'autant qu'il ne faudra pas compter éternellement sur la vente des sociétés publiques pour financer de grands chantiers pourvoyeurs d'emploi, les biens étatiques se réduisant comme peau de chagrin au rythme actuel des privatisations.

Si la prise de fonctions du gouvernement Jettou a suscité l'espoir fin 2002, vient aujourd'hui le temps des espérances déçues. La Banque mondiale pointe le doigt sur l'accroissement des inégalités : distribution inéquitable des ressources nationales, accès à l'emploi plus difficile pour les pauvres. Selon l'institution financière, la « pauvreté économique » frappe aujourd'hui 44 % de la population dite vulnérable2, soit 12 millions de personnes, contre 35 % il y a dix ans (9 millions). Le pouvoir d'achat annuel des habitants - 1 400 dollars - est faible et largement en retrait par rapport à celui de la Tunisie (dont il n'atteint pas les deux tiers). Beaucoup de Marocains sont contraints de travailler dans l'informel pour joindre les deux bouts.

De fortes disparités sont enregistrées entre les villes et les campagnes mais aussi à l'intérieur des zones urbaines : un Marocain sur cinq vit dans un bidonville. D'où une augmentation des tensions sociales à la périphérie des grandes métropoles comme Casablanca et la montée de l'islamisme radical. Les responsables du Réseau des associations de quartier du Grand Casablanca ne disent pas autre chose : « On assiste à la montée de la violence, des crimes, des vols, de la drogue et de la prostitution dans les banlieues. »

Mohammed VI en est parfaitement conscient. Ne vient-il pas de lancer une grande initiative pour le développement humain (INDH) qui consiste à mettre le social au coeur de l'action gouvernementale ? Reste à trouver les moyens financiers pour mener cette initiative à bien et enrayer le phénomène de paupérisation. Après l'espoir suscité par la transition, les jeunes, les femmes, tous les mal lotis en général veulent des emplois, une amélioration de leurs conditions de vie et une élévation de leur pouvoir d'achat. Le gouvernement Jettou parviendra-t-il à les satisfaire ? Le temps est compté si les autorités veulent éviter le déclenchement d'une bombe... sociale.

PASCAL AIRAULT
Source : Jeune Afrique

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