Menu

La piscine et le Coran

Quand on ne rentre pas très souvent dans son pays natal, on remarque, à chaque fois qu’on s’y rend, des petits changements - petits, mais parfois significatifs. Ce sont des détails que les gens du cru ne relèvent pas toujours ; ou alors, ils ne les voient plus à force de les voir.


Cette semaine, j’étais à Casablanca et je suis allé faire un tour dans le Maarif, un quartier où j’ai habité autrefois. En passant devant le 2 de la rue Jean-Jaurès - je donne l’adresse pour qu’on ne m’accuse pas d’affabuler -, je suis tombé en arrêt devant une enseigne grande comme ça. Et que disait-elle, cette enseigne ? Eh bien, elle proclamait en français le domaine d’activité de la petite entreprise sise à cette adresse : traitement des eaux de piscine, pompage, régulation.

J’ai immédiatement cherché des yeux la traduction de ces termes techniques. Vous savez que les enseignes bilingues, fréquentes dans les pays du Maghreb, sont très commodes pour apprendre les mots dans une langue ou dans l’autre. Il suffit de se balader dans la rue et c’est un cours gratuit et ensoleillé de vocabulaire.

Cependant, devant le 2 de la rue Jean-Jaurès, j’en fus pour mes frais : au lieu d’une traduction mot à mot, l’entreprise s’était contentée d’inscrire en arabe ce beau verset du Coran : wa ja’alna min al-ma' koulla chay’in hayy, ce qui signifie, comme chacun sait : « Par l’eau Nous avons donné vie à toute chose. » Je suppose que ce verset limpide ne fait pas référence aux piscines ; mais l’eau c’est l’eau, a dû se dire l’entreprise, et Dieu reconnaîtra la sienne.

En rentrant à mon hôtel, à travers le dédale des petites rues du Maarif, j’étais plongé dans un océan de perplexité. Pourquoi l’entreprise n’avait-elle pas traduit en arabe les mots qui décrivent son activité ? Amis lecteurs, je n’en sais pas plus que vous ; mais quelque chose me dit que cette anecdote est significative dans un Maghreb en pleine évolution. J’en suis néanmoins réduit aux hypothèses.

Hypothèse 1 : le niveau baisse. Pas le niveau de l’eau, mais celui de l’instruction publique. On ne sait plus traduire, alors on met n’importe quoi.

Hypothèse 2 : dans un pays où tout le monde n’a pas les moyens de posséder une piscine, l’entreprise a honte de gagner son argent en les nettoyant. Le verset du Coran est là pour l’absoudre d’avance.

Hypothèse 3 : le patron a dû se dire que tous ceux qui ont une piscine dans le jardin de leur villa peuvent lire l’enseigne en français. Même les parlementaires sont aujourd’hui tenus d’avoir le certificat d’études primaires. La phrase en arabe, c’est pour les autres, pour leur dire de façon élégante et pieuse : passez votre chemin, vous n’avez aucune raison d’entrer ici.

Vous avez sans doute vos propres hypothèses, qui valent les miennes. Espérons tout de même que les Maghrébins ne vont pas prendre l’habitude de dire une chose en français et une autre en arabe. Nous sommes assez schizophrènes comme ça…

Fouad Laroui
Source: Jeune Afrique

Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com