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“Je ne jeûne pas, parce que…“

Je ne jeûne pas, pourquoi ?

Cela peut choquer, piquer, irriter, ou alors… ne plus étonner. De plus en plus de Marocains n’observent plus le Ramadan. Les uns l’assument, d’autres moins. D’aucuns le cachent, d’autres n’en font même plus l’effort. Pas au point de mordre dans son sandwich ou brûler sa cigarette en public, discrétion oblige. Respect pour les concitoyens jeûneurs ou peur d’enfreindre la loi ? C’est selon …

Lorsqu’on lui demande de nous dresser un profil du “non-jeûneur”, Abdelfattah Ezzine, sociologue, hésite à répondre : “on ne peut pas dresser un profil ou un portrait robot d’un non-jeûneur et ce, pour différentes raisons”. De ces raisons, il nous avance en premier, le manque d’études sociologiques sur les pratiques religieuses de la société marocaine. “Un sujet aussi délicat nécessite non seulement une recherche objective, mais notamment des moyens humains et financiers considérables. Sans oublier que c’est une chose difficile à réaliser vu l’intimité du sujet”, précise le sociologue.

Il est clair que le jeûne du Ramadan est une affaire très privée qui n’implique finalement que la foi personnelle de la personne. Car, à la différence des quatre autres piliers de l’Islam qui sont observables, le jeûne relève de l’intimité de l’être. “On peut dire que telle personne prie, qu’elle fait l’aumône, qu’elle a accompli le pèlerinage à la Mecque, mais peut-on prétendre que telle personne jeûne et que celle-là ne jeûne pas? Sauf si on effectue un examen scientifique gastrique”, signale Abdelfattah Ezzine qui précise “même un tel examen est insignifiant, puisque le jeûne porte également sur les autres sens de l’homme”.
S’ils ont chacun des raisons différentes de ne pas jeûner, ils ont une seule raison pour le cacher : notre société ne l’accepte pas. Elle passe illico pour “intolérante”.
Pour beaucoup de Marocains, en effet, ne pas jeûner pendant le Ramadan reste quelque chose d’inconcevable, impensable. De moins en moins, cependant, chez la nouvelle génération qui semble être “plus tolérante”, mais qui n’en est pas (encore) parvenue à briser ce tabou du non-jeûne malgré quelques revendications soufflées ici et là, mais qui restent décidément pas du tout convaincantes.

“… je n’ai pas la foi”

Ils sont nombreux, très nombreux, mais pas partout visibles. Ils n’y croient pas, manquent de foi. Ils ne croient pas en Dieu. “Je ne jeûne pas parce que je suis athée. C’est une question de croyance”, affirme sans gêne Amina, 35 ans. Depuis plusieurs années qu’elle n’observe plus le jeûne pendant le Ramadan, Amina aura bien veillé à ne pas l’afficher “pour ne pas choquer les gens” dit-elle. Ainsi mène-t-elle pendant le Ramadan une journée type d’une musulmane pratiquante.
Heureusement pour elle (?), le mari de Amina est aussi un non croyant. Ce qui la dispense de continuer à jouer la comédie à longueur de journée. “Au travail, dans la rue, chez ma famille ou celle de mon mari… je fais bien attention à ne rien laisser entrevoir, et mon mari aussi” explique-t-elle “mais chez nous à la maison, on n’a rien à se cacher. Avec mon mari, nous avons les mêmes convictions”. Peut-on cependant appeler “conviction” un fait qu’on cache sans cesse? “C’est une question de respect pour mon entourage”, argue la jeune femme, “dire partout que je ne jeûne pas, l’afficher partout en mangeant devant mes amis, collègues et famille, ne ferait que provoquer gratuitement une polémique et des conflits (…) Nous vivons dans une société très conservatrice où je ne peux personnellement pas prendre le risque d’imposer mes choix de croyance. C’est risqué”. Le choix de Fatima ne date pourtant pas d’hier. C’est assez tôt, alors âgée de 17 ans, qu’elle décide d’arrêter de pratiquer le jeûne. Elle se rappelle : “quand j’habitais encore chez mes parents, je mangeais en cachette. Il se trouve que je n’ai jamais compris pourquoi je devais absolument observer le jeûne. Je n’en ai jamais été convaincue…”.

“… je ne suis pas pratiquant”

Amina n’est pas la seule à ne pas bien saisir l’intérêt du jeûne. Des croyants n’en voient pas “l’intérêt” non plus. Rachid en est un : “je suis musulman, croyant, mais pas pratiquant (…) d’habitude je ne fais pas la prière, alors je ne vois pas pourquoi je dois faire le Ramadan. Pour moi, cela va de pair”. Pour ce jeune homme de 38 ans, c’est ici une question de principe. Pas question pour lui de “jouer au puritain” pendant une période de l’année plus qu’une autre. Peu importe si cette “période de l’année” n’est autre que le mois sacré du Ramadan. “J’ai horreur des “âbbadines lharira” (ceux qui prient pour la Harira)”. Pour Rachid, “le jour où je deviendrai pratiquant, et j’espère que ça viendra, je ferai tout dans les règles. Je commencerai par faire mes cinq prières. La prière est bien le premier acte pour lequel on sera jugé devant Dieu, non ?”. Le jeune homme aurait ainsi décidé de s’y mettre progressivement. Comme le reste des non-jeûneurs, il peine cependant à l’assumer. Il le cache. “Seuls quelques-uns de mes amis les plus proches sont au courant. Personne au boulot, encore moins dans la famille. Mes parents ne le toléreraient pas, ils ne le conçoivent même pas”. En effet, si notre société accepte facilement les “non-prieurs”, les tolère sans jamais les juger, elle se montre beaucoup moins tolérante (voire pas du tout) à l’égard d’un “non-jeûneur” qu’elle irait même jusqu’à rejeter. Solution : “je fais semblant. Je fais comme tous les autres… tant que ça leur plaît !”.

“… je ne suis pas hypocrite”

“Ce n’est pas pour faire comme tout le monde que je vais jeûner”. Salah, 24 ans, ne le fait pas et assume… enfin, tant qu’il peut ! “Le Ramadan est le mois où l’on est le plus hypocrite de toute l’année. Ceux qui se mettent à prier le 1er et s’arrêtent le 30 de ce mois, celles qui n’attendent que cette période de l’année pour exhiber leurs collections de djellabas dernière mode (…). On joue aux chastes et aux bons croyants. À peine est-il terminé qu’on s’empresse de reprendre les vieilles habitudes”. Salah se rebelle en ce mois dans lequel il détecte beaucoup de contradictions : “par exemple, les Musulmans sont censés se priver pendant ce mois de nourriture notamment. Or, il est bien connu que c’est durant le Ramadan qu’ils consomment le plus de nourriture qu’en toute autre période de l’année”. Considérations économiques ? Pas tant que ça. Le jeune étudiant pousse son raisonnement un peu plus loin pour nous prouver “l’insignifiance du jeûne, en tout cas tel qu’il est pratiqué aujourd’hui”, il s’explique : “il y a autre chose qui m’irrite pendant ce mois. C’est que, outre le jeûne, le Ramadan se doit d’être le mois de la tolérance et du respect de l’autre. Or, tout le monde sait que c’est le mois pendant lequel on atteint au maximum des tensions sociales, colères, disputes, injures…”. Tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, Salah se refuse d’observer le jeûne pendant le Ramadan “juste pour faire dans les règles”. Son entourage le plus proche en est d’ailleurs bien avisé : “les premières périodes de choc passées, ils ont bien fini par s’y faire”. Manger en public ? On n’en est pas encore là… la loi existe.

“… on ne jeûne pas chez moi”

“Mes parents ne jeûnent pas. Je ne me rappelle pas les avoir vu le faire un jour (…) je ne jeûne pas non plus”. Aïda, l’aînée d’une famille de trois enfants suit l’exemple des grands. Surtout quand ils ne sont autres que ses propres parents. Ayant ouvert les yeux dans une famille de non pratiquants, cette jeune fille de 19 ans n’a pas contesté la règle. “Pourtant, j’ai déjà jeûné plusieurs fois. Plusieurs de mes amis jeûnent, j’aime bien leur tenir compagnie de temps en temps”, raconte Aïda qui, maintenant, pratique le jeûne par plaisir. L’occasion peut-être de pousser à l’extrême son régime alimentaire…
S’ils l’ont dissuadée de jeûner, les parents de Aïda auraient également eu le réflexe de bien lui apprendre le comment : “je fais quand même attention à ne pas manger en public. D’abord pour ne pas vexer les gens, mais aussi parce que je sais très bien que c’est interdit par la loi…”. Toutefois, si la famille de Aïda n’est pas pratiquante, elle reste attachée aux traditions liées à ce mois de Ramadan. “J’adore le Ramadan pour son ambiance. D’ailleurs, au moment du ftour à la maison, ma mère nous prépare la table à la marocaine, avec la harira, chebakia…”. C’est quand même sympa le Ramadan !

“… je ne suis pas maso”

Aziz , 16 ans, ne jeûne pas. Il ne l’a jamais fait depuis maintenant deux ans qu’il est en âge de le faire. Ce lycéen n’est pourtant ni un adolescent rebelle ni un athée, encore moins un intellectuel qui se pose trop de questions pour déboucher sur une conviction indiscutable. Aziz est tout simplement un gourmand (!). Eh oui, tout bêtement. En âge de croissance, il ne peut pas ne pas manger. “J’ai essayé de jeûner plusieurs fois, mais je n’y arrive pas. C’est plus fort que moi”. N’osant pas l’avouer à ses parents, Aziz a mangé en cachette depuis le premier jour de son premier Ramadan. Depuis, il ne fait plus l’effort d’essayer : “je crois qu’il faut être vraiment maso pour se priver ainsi de nourriture toute la journée”. Le plus dur pour ce mordu de la nourriture ce sont les dimanches et jours fériés quand, dit-il “je suis obligé de passer la journée à la maison, où n’importe où avec mes parents”. Contrôle familial aux parages, Aziz ne prend pas de risques, il se contente de boire quelques gouttes d’eau, de grignoter ici et là en toute discrétion. Il sait très bien qu’il est “hors règles”, “hors us”… il ne savait cependant pas qu’il est susceptible d’être “hors la loi” si jamais il s’aventurait à manger en public. Pour le moment, Aziz est en âge de croissance, d’inconscience aussi. Son refus de jeûner dépend de son seul besoin de manger. Ce n’est ni par manque de foi, ni par un principe bien médité. Son “péché” durera-t-il longtemps ?…

“… je vis à l’étranger”

On parle de plus en plus de l’intégration exemplaire des Marocains à l’étranger. Ils le sont, en effet. En politique, en affaires, en société… ils le deviennent de plus en plus en “croyance religieuse”. A défaut d’une pieuse ambiance ramadanesque, qui rappelle la foi et incite à la pratique religieuse, nombreux parmi les Marocains installés à l’étranger, ne jeûnent pas. Ou ne jeûnent plus. “Je suis arrivé en Belgique pour des études, je m’y suis installé. En arrivant je faisais le Ramadan régulièrement. Peu à peu, j’ai été contraint de ne plus le pratiquer”. Gêné, Youssef, 47 ans, parle d’abord de “contrainte”. Au fil de la discussion, il changera de vocabulaire pour parler de “pratique dépassée”. “Il faut aussi savoir que tout bonnement réfléchi, je me suis dis que la pratique religieuse doit aussi être adaptable à la période et à l’endroit où l’on vit”. Explications : Youssef a commencé par se trouver des “excuses” pour ne pas jeûner en période d’études. Pour lui : “je ne pouvais pas jeûner avec les horaires très corsés de la fac, qui ne connaît pas de religion…”. Plus tard, ne fréquentant peut-être pas assez de Marocains, Youssef est entouré d’amis belges. Cela fait plus de 7 ans maintenant qu’il est marié à une Belge. “Peu à peu, on perd des habitudes, on en prend d’autres. Parfois il m’arrivait d’oublier carrément la venue du Ramadan jusqu’à ce que je l’apprenne, comme n’importe quel Belge via la presse”, signale le “nouveau Belge”.

Puis, ces étrangers qui s’y mettent…

Tristan, 34 ans, est Français et s’est converti à l’Islam : “j’en suis cette année à mon neuvième Ramadan. Je suis arrivé au Maroc il y a dix ans, en 1994. Une année plus tard, je me suis converti à l’Islam. Depuis, je fais le Ramadan, et je pratique le jeûne vraiment par conviction”. Ce jeune Français vit bien son Ramadan “Je passe très bien mes journées. Alors que je fume d’habitude jusqu’à deux paquets de cigarettes par jour… Maintenant pendant le Ramadan, la cigarette ne me manque pas du tout (…) Je ne stresse pas comme la majorité des jeûneurs qui ont l’air de subir cette pratique”, raconte t-il. “Parfois on a l’impression que quelques personnes jeûnent par obligation. Le Ramadan devient une pratique héréditaire car rares sont les jeûneurs qui en connaissent l’intérêt”. Pour Tristan, le Ramadan est “une bonne période pour se reposer et se remettre en question, loin des considérations matérielles de la vie…”.
Si Tristan observe le Ramadan par pure conviction, Claude, un Suisse de 68 ans, le fait par “solidarité” et ce, depuis 24 ans. “Je le fais plus par respect pour mon entourage marocain”. Trente jours durant, Claude observe le jeûne. Ce retraité suisse est pourtant un non croyant mais il dit vouloir “vivre entièrement à la marocaine”. Pour ce faire, un bon mois de Ramadan s’impose : “je suis l’activité de tous les Marocains pendant ce mois, je vis à leur rythme et ça me plaît”.

Par LAMIA BOUZBOUZ
Source: La Gazette du Maroc

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