Il n’est de pire injure, pour les 5 000 juifs qui refusent de quitter le Maroc, leur patrie, que de s’entendre dire qu’ils sont «eux aussi» Marocains. Ce «eux aussi» signifie implicitement, qu’ils sont une population «de plus», ou de second rang. Or, eux considèrent que leurs racines plongent si profondément dans le terroir marocain que le judaïsme est bien, historiquement, la première religion monothéiste qu’ont embrassée les premiers habitants de ce pays, les berbères. Une histoire riche de 2 000 ans, bien avant l’apparition du christianisme et, de loin, avant la conquête islamique.
Pour étayer ce sentiment profond, Simon Lévy, secrétaire général de la Fondation du patrimoine culturel judéo-marocain et directeur du Musée du judaïsme marocain, nous raconte cette histoire. Le 17 mai 2003, soit le lendemain des attentats de Casablanca, une délégation du Conseil de la communauté israélite marocaine partie visiter ses coreligionnaires dans les synagogues pour s’enquérir de leur moral, a été surprise de trouver les synagogues remplies de personnes en prière. Les membres de la délégation n’en revenaient pas : le moral des juifs ainsi rencontrés était au beau fixe. Le monde entier, pensaient ces derniers, connaît des attentats, pourquoi faudrait-il s’en alarmer outre mesure ? Aucune panique, aucune rancune. «Cela dit, ajoute Simon Lévy, je connais des juifs qui ont reçu des lettres de menace, mais cela ne ne les a nullement poussés à envisager de partir vivre ailleurs, parce qu’ils se sentent chez eux, dans leur pays.»
90% des juifs ont émigré en Israël
Pourtant, des dizaines de milliers de juifs marocains ont fui le Maroc, pays où ils avaient vécu pendant vingt siècles en toute sécurité pour émigrer vers Israël, en France, au Canada, aux Etats-Unis et ailleurs. La communauté juive s’est réduite ainsi en peau de chagrin, pour passer de quelque 280 000 âmes (jusqu’à 300 000) en 1947, à environ 5 000 soixante ans plus tard, en 2007. 90% de ceux qui ont quitté le pays sont partis vivre en Israël (voir encadré en page suivante).
Ces Marocains de confession juive avaient-ils très peur ? Y avait-il, comme dans d’autres pays, des pogroms qui auraient pu leur faire craindre pour leur sécurité ? Ni l’un ni l’autre, répondent les historiens. Avec du recul, les survivants (et leurs enfants) se disent même incapables de comprendre ce qui les a poussés à quitter si brutalement le Maroc, terre de leurs ancêtres, pour émigrer dans des pays qui ne sont pas les leurs.
Deux facteurs auraient milité pour pousser à ce départ, note Simon Lévy : l’action du mouvement sioniste, qui présentait l’immigration en Israël comme la seule perspective de salut, et la pauvreté due à une période de sécheresse durement ressentie par la majorité des juifs marocains. Le racisme, l’antisémitisme ? «Le vrai racisme et le vrai antisémitisme, c’est avec les Français que je les ai vécus dans ma chair. En fait, jusqu’en 1956, note M. Lévy, les départs pour Israël ont concerné principalement les couches défavorisées, pauvres de toujours et aussi victimes directes ou indirectes des changements économiques induits par la colonisation... Il faut dire que le conflit israélo-arabe au Moyen-Orient avait eu des retombées négatives, comme les émeutes anti-juives de 1948 à Oujda et Djerrada, qui ont fait de nombreuses victimes.»
Les 5 000 juifs - selon les estimations les plus optimistes - qui ont voulu rester au Maroc vaille que vaille, résident essentiellement à Casablanca qui en compte 90%, le reste étant réparti sur quatre ou cinq grandes villes du Maroc. Dans les petites villes ou localités connues jadis pour leurs fortes communautés juives comme Sefrou, Azemmour, Essaouira,l Taroudant et Debdou (région d’Oujda), il n’en reste plus aucun.
Jacky Kadoch, né à Marrakech dans les années 50, est l’un des rescapés de ces vagues successives d’immigration. Actuellement président de la communauté israélite de Marrakech-Essaouira, il avance le chiffre rond de 240 juifs qui résident encore dans la ville ocre, et de 7 à Essaouira. Les deux villes comptaient des dizaines de milliers de juifs au milieu des années 1940. Parlant la darija avec l’accent d’un pur Marrakchi, Jacky Kadoch appartient à une famille installée à Marrakech depuis plus de cinq siècles. Comme beaucoup de ses coreligionnaires qui vivent encore au Maroc, il est dans les affaires et le négoce, notamment la promotion immobilière et l’agroalimentaire.
Il comptait même participer à la gestion locale de sa ville natale en 1998, puisqu’il a été candidat sous la bannière du RNI aux élections municipales, mais sans succès. Ce qu’il pense de la petite communauté juive encore installée à Marrakech ? «Nous sommes des Marocains comme tous les autres, répond-il, à cette différence près que nous essayons autant que faire se peut de jouer le rôle d’ambassadeurs pour les 50 000 à 70 000 visiteurs juifs d’origine marocaine qui viennent chaque année passer leurs vacances au Maroc, ou pour participer aux moussems. Aucun attentat ne peut éroder notre moral et notre détermination à rester dans notre pays. Il y en a qui reviennent investir dans la restauration, l’hôtellerie : une centaine l’ont fait en 2006».
Les juifs sont dans la communication, le négoce, les professions libérales...
Les moussems et visites des mausolées qui abritent les tombeaux de saints juifs constituent, en effet, des occasions inespérées pour drainer chaque année des milliers de pèlerins juifs des quatre coins du monde. Ils viennent pour les fêtes religieuses, mais aussi pour se ressourcer dans leur pays d’origine. Une diaspora juive estimée actuellement par le Conseil de la communauté israélite marocaine à un million d’âmes. La plus célèbre et la plus importante de ces rencontres est le pèlerinage de la Hiloula qui a lieu chaque année le 33e jour après la «Pessah», (la Pâques juive) autour du sanctuaire de Rabbi Yahya Lakhdar à Ben Ahmed dans la province de Settat. D’autres moussems sont organisés chaque année à Essaouira, Demnat et Ouezzane (au mausolée Amrane Ben Diwane), des régions naguère à très forte population juive.
Quelles activités exerce cette population juive viscéralement attachée au Maroc ? D’abord, reliques de l’histoire, ces métiers d’artisanat spécifiquement juifs comme l’orfèvrerie, notamment à Fès et à Essaouira, ou le tissage du skalli (fil d’or) très répandu dans la ville de Fès. Autre métier qui était une spécialité presque exclusivement juive, celui de matelassier. La raison en est que les matelassiers de confession juive avaient facilement accès aux maisons où il y avait les femmes musulmanes, maisons formellement interdites aux hommes musulmans étrangers à la maison. Les juifs étaient aussi fonctionnaires dans les administrations, enseignants, petits et grands négociants.
L’apparition des écoles françaises de l’Alliance israélite allait donner un coup de fouet à une nouvelle génération de juifs marocains et à de nouveaux métiers correspondant à leurs qualifications. On les trouve notamment dans la finance, la communication et les professions juridiques. Ils sont aussi ingénieurs et médecins, voire ministres et même conseiller du Roi (André Azoulay). Au moins deux fois, le gouvernement marocain a compris en son sein un ministre juif : le Tangérois Léon Benzaquen, chef du département des PTT dans le premier gouvernement de l’indépendance dirigé par Mbarek Lahbil Bekkai, et l’avocat meknassi Serge Berdugo, ministre du tourisme dans les années 90.
Ce dernier, d’ailleurs, occupe aujourd’hui la présidence du Conseil de la communauté israélite du Maroc, tout en assumant le poste d’ambassadeur de la paix que le Roi Mohammed VI lui a confié. Les juifs marocains sont aussi dans la communication, le cinéma, la musique, le showbiz, dans le mouvement associatif et les droits de l’homme.
Quand on lui demande ce qui prime pour elle, son appartenance à la communauté juive ou sa nationalité marocaine, une chef d’entreprise répond qu’elle se sent «étrangère au communautarisme» et assume pleinement sa citoyenneté. Izza Genini, passionnée du cinéma et de musique, raconte son histoire. Née à Casablanca, en 1960, c’est à Paris qu’elle rejoint ses parents pour faire éclater ses talents : il en sort une collection de films baptisée «Maroc corps et âme» qui met en exergue la richesse musicale et culturelle d’un Maroc qui l’habite comme une obsession.
Les juifs marocains sont aussi des hommes de lettres, des historiens et des militants invétérés des droits de l’homme: Germain Ayyache pour l’histoire, Edmond Amran El Maleh pour le roman, Abraham Serfaty et Sion Assidon (fondateur de Transparency Maroc) pour la cause des droits de l’homme, pour ne citer que ceux-là. Pour ceux-ci, et comme pour tant d’autres comme Simon Lévy, et pour tous ces juifs modestes et usés par les ans, qui habitent toujours place de Verdun, à Casablanca, judaïté et marocanité sont indissociables : la première n’est rien sans la seconde, et vice-versa. Et il y a ce sentiment tenace d’appartenance à une communauté ne serait-ce que pour préserver un patrimoine religieux et culturel marocain pour qu’il ne finisse pas dans l’oubli.