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Immobilier au Maroc.Toits sans loi

L’effondrement d’un immeuble à Kénitra a remis sous les projecteurs les innombrables maux qui rongent le secteur du bâtiment. Corruption, carences de contrôle et absence de normes prospèrent grâce au flou juridique.

Mercredi 17 janvier, un immeuble en construction s’effondre à Kénitra. Bilan : 18 morts et 26 blessés. L’ampleur des dégâts, mais surtout la colère royale, entraînent une panique au sein du gouvernement et des autorités locales de la ville. Le jour même, le roi ordonne l’ouverture d’une enquête pour déterminer les responsabilités. Le lundi 21 janvier, c’est le ministre de l’Habitat, Taoufiq Hejira, qui réunit les opérateurs immobiliers pour faire le bilan du secteur. Il en profite pour leur assurer que “le gouvernement n’épargnera aucun effort” pour jeter toute la lumière sur cet “accident”.

“Accident”. C’est d’ailleurs avec ce même terme qu’un cadre du ministère de l’Habitat qualifie ce drame. “Il est très rare qu’un bâtiment en cours de construction s’affaisse de cette manière”, glisse notre source qui refuse de se prononcer sur les éventuelles causes, “tant que l’enquête n’est pas terminée”. “De toutes les façons, elle ne devrait pas traîner. Le roi est derrière”, assure-t-il.

Confiée au Laboratoire public d’essais et d’études (LPEE) et à Socotec, cabinet français spécialisé dans le contrôle des bâtiments, l’expertise révélera si l’effondrement de la construction est dû à une instabilité du sol ou à la non-conformité du béton utilisé : ce sont les deux hypothèses envisagées par la communauté des promoteurs.

L’affaire agite le monde de l’immobilier parce que, a priori, toutes les études nécessaires ont été effectuées. Et pourtant, expliquent les professionnels, aucun chantier n’est à l’abri d’un drame pareil à cause du flou juridique et des innombrables fraudes qui gangrènent le secteur. “Le problème du bâtiment réside principalement dans l’absence de tout contrôle”, précise Saïd Sekkat, membre de la Fédération nationale des promoteurs immobiliers.

Contrôle zéro
En règle générale, toute construction implique cinq intervenants : le promoteur, l’architecte, le topographe, le bureau d’étude (qui établit les plans et examine la qualité des matériaux de construction) et le bureau de contrôle, qui atteste du respect de tous les plans de départ. Toutefois, le recours à cette chaîne n’a rien d’obligatoire. Hormis les établissements publics et les grands opérateurs privés, le commun des promoteurs ne fait pas appel à l’ensemble de ces intervenants. À titre d’exemple, les autorités locales, chargées de valider tout projet de construction avant son démarrage, ne demandent l’expertise d’un bureau d’étude que dans les villes où un sinistre à déjà eu lieu (Marrakech, Agadir, El Hoceïma, Fès et El Jadida). Dans les autres villes, dont Casablanca et Rabat, le recours à une expertise préalable reste facultatif. “Pire, au cas où le promoteur ne respecte pas les normes de sécurité que nous lui avons fixées, nous ne pouvons rien faire pour arrêter le chantier”, se plaint Yassir Berrada, président de l’Association marocaine de conseil et de l’ingénierie de la région Centre. Et quand un bureau d’étude refuse de délivrer une attestation de conformité, le promoteur peut simplement lui retirer le projet, pour le confier à un concurrent plus “accommodant”. Résultat : déplacer des piliers pour gagner de l’espace ou faire des économies sur les composants du béton armé sont des pratiques courantes.

Il serait pour autant injuste de pointer du doigt le seul promoteur, chaque corps de métier comptant ses brebis galeuses. Suite au drame de Kénitra, la Fédération des bureaux de conseil et d’ingénierie a révélé que le bureau d’étude en charge du projet n’était pas agréé par ses soins. Le Maroc compte près de 600 bureaux d’étude, dont seulement 160 sont agréés par la Fédération. Le reste agit dans l’opacité et ne fait souvent qu’exécuter les ordres du promoteur, en lui fournissant les documents nécessaires à l’obtention d’une autorisation de construire. Idem chez les architectes. Pour gagner du temps et de l’argent, des promoteurs confient leurs plans à des dessinateurs en bâtiment, avant de les faire signer par un architecte, sans que ce dernier ne se déplace sur le chantier. Dans un marché qui compte 3000 architectes, l’inégalité de l’accès aux marchés a entraîné une véritable guerre de survie. “Ces personnes sont connues au sein de la profession, mais il est difficile de les sanctionner, puisque toute mesure disciplinaire prise par l’Ordre des architectes doit être validée par le Secrétariat général du gouvernement”, explique un responsable de l’Ordre.

Corruption, quand tu nous tiens…
Du côté des autorités locales, les maux du bâtiment ont pour noms bureaucratie et corruption. “La procédure d’obtention de l’autorisation de construire est si longue et compliquée que les responsables du projet sont obligés de recourir à la corruption pour accélérer le traitement de leurs dossiers”, témoigne un architecte.

Pour être autorisé, un projet doit être déposé d’abord à la commune et ensuite à l’agence urbaine. Au niveau de cette dernière, il est examiné par une commission composée de représentants de la commune, de l’agence urbaine, de la wilaya, des sapeurs pompiers, du distributeur d’eau et d’électricité et de Maroc Telecom. Objectif : vérifier si le projet respecte les plans d’aménagement et se prononcer sur les expertises fournies par le promoteur. Le problème, comme nous l’explique cet architecte, est que chaque intervenant a ses propres grilles d’évaluation… et il est bien le seul à les connaître. “Si ces procédures internes étaient vulgarisées, nous pourrions au moins savoir quels sont nos droits et nos obligations”, s’indigne notre source.

Pour rattraper le retard cumulé avant l’obtention de l’autorisation de construire, certains promoteurs n’hésitent pas à accélérer la réalisation des chantiers, quitte à passer outre les expertises de départ. La tentation est d’autant plus grande en l’absence de vérifications. Même le bureau de contrôle, censé s’assurer de la conformité des travaux, n’a qu’un avis consultatif. “Il est engagé par les compagnies d’assurances pour garantir la solidité de l’ouvrage. Son avis n’a du coup aucune valeur juridique”, explique le directeur d’un cabinet d’étude. D’où la sempiternelle question : qui est réellement responsable ? Les autorités locales, le bureau d’étude, l’architecte ou le promoteur ? Un peu tous, probablement...

Législation. Des textes pour rien

Dans l’affaire de Kénitra, six personnes liées au projet ont été auditionnées par les pouvoirs publics, dont l’architecte, le promoteur et le chef de chantier. Cette audition s’est faite sur la base de l’article 769 du dahir des obligations et des contrats, qui engage la responsabilité de l'architecte (ou ingénieur) et de l'entrepreneur en cas d’effondrement ou de tout autre danger menaçant le bâtiment durant les 10 ans suivant sa construction. À ce texte s’ajoute l’article 76 de la loi sur l’urbanisme, qui désigne également les mêmes intervenants. Mais comme sanction, cette loi ne prévoit que des amendes et, surtout, elle ne prévoit aucune norme de construction. Initialement, un décret devait préciser et réglementer ces normes. On l’attend toujours. Entre-temps, le législateur s’est lancé dans l’élaboration d’un nouveau texte. Elaborée dans la panique, après que des incidents similaires ont secoué plusieurs villes, le projet de Code de l’urbanisme prévoit des sanctions sévères (dont des peines d’emprisonnement) pour tous les corps de métiers incriminés… sans pour autant définir les responsabilité de chacun. Fusillé par les professionnels, le texte sommeille dans les tiroirs du Parlement depuis trois ans. Et il ne semble pas près d’en sortir...

Nadia Lamlili
Source: TelQuel

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