Menu

Chafik : 'les revendications amazighes ne sont pas politique'

Il est l'homme qui a «convaincu » Fatéma Mernissi « qu'elle avait des racines et des ailes », il est celui qui n'a cessé de crier et de revendiquer « son africanité ».
Il est aussi cet académicien qui a influencé toute une génération. Mohamed Chafik est une figure incontestable du paysage intellectuel marocain.
Leader du mouvement amazighiste, il reste modéré, grand connaisseur de la littérature et du patrimoine culturel arabe.
En 1982, un universitaire écope d'un an de prison pour avoir écrit que le berbère était une langue comme l'arabe. Aujourd'hui, les responsables sont devenus plus réceptifs. A qui doit-on ce changement ? Comment s'est-il passé et qu' elle en est la vraie cause ?


Mohammed Chafik : Depuis 1982, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. Le monde entier a changé : il y a eu l'effondrement de l'URSS et ses conséquences. Il y a eu les deux « guerres du Golfe », et toutes les leçons qu'elles nous ont administrées à nous autres les «demeurés » de la modernité. Dans tout cela, le Maroc semble s'être convenablement tiré d'affaire.

Jusqu'au tournant du siècle, les tenants du pouvoir s'étaient fourvoyés dans un autoritarisme moyenâgeux, et les opposants les plus radicaux dans des fantasmes socialo-panarabistes, ou islamistes. Nous subissons encore les séquelles de ces fourvoiements dus en grande partie aux manipulations subies par les pays sous-développés de la part des deux blocs Est-Ouest. Notre inculture fait le reste.

Les revendications amazighes sont-elles toujours apolitiques ?

Les revendications amazighes sont apolitiques dans la mesure où le culturel est séparable du politique. Elles ne peuvent que se radicaliser si elles se heurtent à une volonté politique dictée par un anti-berbérisme primaire, ou par l'obédience panarabiste ou arabo-islamiste. L'amazighité est en position de légitime défense. Elle ne peut pas se laisser mourir, parce qu'on veut qu'elle meure. Et qui dit amazighité, dit langue amazighe, ni plus ni moins !

Sept membres du conseil d'administration se sont retirés, ils accusent «l'IRCAM de n'avoir pas avancé les choses en ce qui concerne la concrétisation de la reconnaissance de la langue et culture amazighes ». Que pensez-vous de cette réaction qui vient à peine trois ans du commencement du travail effectif de cette institution?


A ma connaissance, les démissionnaires du 21 février dernier n'ont rien reproché à l'IRCAM, en tant qu'IRCAM. Ils ont voulu attirer l'attention sur tous les bâtons qu'on met dans les roues de la culture amazighe, à tous les niveaux de l'administration et du système éducatif. Je crois savoir qu'ils ont été entendus par la plus haute autorité de l'Etat, qui est du reste la seule à les écouter.

Pourquoi survient-elle en ce moment précis? Quels sont ses dessous? Les raisons avancées sont-elles valables?


Il faut bien qu'un événement survienne à un moment ou un autre. Vous auriez posé la même question si cette démission avait été présentée plus tôt ou plus tard. Quant aux « dessous» de l'affaire, comme vous dites, permettez-moi d'attirer votre attention sur le fait qu'il est de notre devoir, nous les Marocains, de nous soustraire à l'emprise de la culture du complot et de la peur du complot.
Laissons cela à d'autres, à ceux qui y ont pris goût depuis des siècles. Elle est, je crois, débilitante pour l'esprit.

Jamais une institution royale n'a vécu de telle situation ! Est-ce le bras de fer qui entre en jeu ?


Les démissionnaires n'ont pas mis en cause l'institution elle-même, je l'ai déjà dit. Excédés de la mauvaise foi d'un grand nombre d'exécutants, en dehors de l'IRCAM, ils n'ont peut-être pas très bien calculé la portée de leur geste du point de vue de la tradition. Mais leur bonne foi à eux ne peut être mise en doute.

On a posé lors d'une interview la question suivante : « comment succède-t-on à M. Chafik ? ». Puis-je vous demander : comment évaluez-vous, avec du recul, votre expérience au sein de l'IRCAM ? Et comment voyez-vous celle de votre successeur ?


Mon rôle s'est borné à mettre sur les rails l'IRCAM, conformément aux dispositions du dahir créant cette institution. Mon successeur a toutes les compétences et les qualités humaines requises. Il est entouré d'une équipe de chercheurs et de pédagogues chevronnés. Encore faudrait-il qu'ils ne soient pas tenus à l'impossible.

L'on oublie souvent chez nous que « la critique est aisée et l'art difficile».
A propos, le journalisme ne serait-il pas le métier où l'on cède le plus facilement à la tendance de ne faire que critiquer? Bien sûr, chaque profession a ses faiblesses. Passons.

Dans votre discours lors de l'hommage qui vous a été rendu à l'occasion du premier festival de la culture amazighe, vous avez souhaité « pratiquer notre identité sans abuser d'arabité ou d'amazigité et aborder la modernité ». Comment réussir cette fusion ?

Il faut, d'abord, la bonne foi. Il faut, ensuite, de la volonté, de la patience, une intercompréhension à base d'empathie, et bien évidemment beaucoup de courage. Renoncer aux petites saveurs de ses archaïsmes pour s'adapter au goût souvent rêche de la modernité n'est pas chose facile. Mais avons-nous le choix ?

«Les panarabistes ont investi l'éducation nationale et y font ce qu'ils veulent». Est-ce une réaction contre le système éducatif en général ou se limite-t-elle à l'aspect linguistique ?


Ce sont ses outrances qui ont fait perdre au panarabisme la chance «historique» qui lui a été offerte au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Ces outrances-là n'ont épargné aucun domaine. Le manque de formation–générale, pédagogique et déontologique- de nos personnels enseignants, à tous les niveaux, a fait que les excès ont causé des ravages intellectuels dans nos écoles, nos collèges, nos lycées, et nos université.

L'islamisme ayant pris la relève, nous ne voyons pas encore le bout du tunnel. Il ne s'agit pas du seul aspect linguistique du problème. L'aptitude à réfléchir ne s'acquiert pas de mille manières.

Notre système éducatif, de ce point de vue, a été, et demeure encore pour assez longtemps, un magasin de conserves intellectuelles sans grande valeur nutritive pour tout esprit aspirant à se moderniser. Mais tout cela était-il évitable? Grande question pour laquelle je n'ai pas de réponse.

Vous côtoyez trois langues, français, arabe, berbère et vous dites que « chacune reflète une vision du monde ». Quel est le degré de votre sensibilité pour chaque idiome?

J'aime autant l'amazigh que l'arabe (dialectal et classique) et le français.
Chacune de ces quatre langues a son génie propre et sa beauté. L'arabe classique est une souplesse syntaxique remarquable. Il est apte (théoriquement) à moderniser sa terminologie scientifique, mais on n'est jamais tout à fait sûr de se faire entendre par son interlocuteur, étant donné que les niveaux de culture générale sont disparates chez ceux-là mêmes qui ont une excellente maîtrise de la langue.

L'intellectuel arabe, globalement, est plus un « lettré » qu'un esprit vraiment scientifique.

Le problème est donc culturel et non linguistique. Aussi le bilinguisme a-t-il des avantages évidents, qu'il conservera longtemps encore, sinon toujours.
Le trilinguisme est encore meilleur…

Vous dites que « chez nous, le travail est un mal à éviter quand nous le pouvons. Les Marocains comptent beaucoup sur la chance, l'Etat ou la triche pour gagner de l'argent». Est-ce votre vision de la société marocaine ?


J'ai forcé un peu le trait, sans doute, mais il est certain que le Marocain, en général, ne conçoit pas le travail comme étant un facteur valorisant l'individu, économiquement, sociologiquement et psychologiquement- comme c'est le cas de l'Allemand, par exemple. Mais il y a pire, ailleurs, dans le monde dit arabe. Cela devrait-il nous consoler ? Non bien sûr. Nous devons perdre l'habitude de compter sur les prébendes, les sinécures et la seule providence.

Par Nadia Ziane
Source: Le Matin

Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com