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Les cercles d’influence de Bébéar ou les secrets d’un pouvoir
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1 février 2005 23:44
Les cercles d’influence de Bébéar ou les secrets d’un pouvoir

En vingt ans, l’influence du fondateur d’Axa s’est étendue au-delà des frontières de l’entreprise. Voyage à l’intérieur de réseaux où se font et défont des carrières, où s’édifie le libéralisme à la française.



Fin novembre, il remettait un rapport officiel à Jean-Pierre Raffarin sur les discriminations face à l’embauche, avant de partir, début décembre, chasser le grand fauve en Afrique, histoire de changer d’air. Ainsi apparaît désormais Claude Bébéar : écouté, décomplexé, fortuné… et surtout très entouré. Car, derrière le président du conseil de surveillance d’Axa, s’est créée une mouvance de patrons libéraux qui ne cachent plus ni leur richesse ni leurs idées. Qui ont accumulé des millions en stock-options et dissertent à foison sur l’état impécunieux, les nouveaux pauvres ou les banlieues défavorisées. Qui court-circuitent le Medef, jugé très « institutionnel » , et se piquent, grâce à leur nouveau think tank , l’Institut Montaigne, de délivrer la bonne parole aux acteurs de la vie publique. Et cela marche ! Matignon et plusieurs ministres leur demandent de « penser » pour eux. A l’occasion, ils ont même réussi à éviter que les députés ne légifèrent pour faire plafonner les revenus des grands patrons…
Ce cercle rassemble une trentaine de PDG de poids, soudés par un esprit de caste. Ensemble, ils contrôlent la moitié du Cac 40, s’échangent des postes d’administrateur, s’accordent des rémunérations à l’américaine, font et défont les carrières de leurs pairs. Le noyau dur de ce groupe d’influence est composé de Claude Bébéar, 69 ans, Henri Lachmann, 66 ans, patron de Schneider Electric, et Jean-René Fourtou, 65 ans, président de Vivendi Universal. L’été dernier, ils ont passé leurs vacances en Grèce, notamment pour assister aux jeux Olympiques d’Athènes, dans la catégorie VIP. Leurs amis se nomment Serge Kampf (Capgemini), Michel Pébereau (BNP Paribas), Thierry Breton (France Télécom), Daniel Bernard (Carrefour), Gérard Mestrallet (Suez), Martin Bouygues et bien d’autres. Ils se retrouvent parfois pour des soirées à l’opéra ou au théâtre. Tous les hivers, les mordus de rugby, emmenés par Serge Kampf et Pierre Dauzier (ex-patron de Havas), louent des jets privés pour suivre, en compagnie de l’ancien champion Jean-Pierre Rives, les exploits du XV de France lors du Tournoi des six nations. Et, toutes les six semaines, la plupart dînent ensemble à l’invitation de l’un des leurs. « Des rencontres purement conviviales », avance un habitué.

Un groupe de copains giscardiens. Leur histoire démarre au début des années 80 comme celle d’un groupe de quadras copains, amateurs de rigolades et de ballon ovale, de grands vins et de bonne chère. Natif de Dordogne, polytechnicien formé à la cavalerie de Saumur, Claude Bébéar est alors en train de bâtir un groupe d’assurance à partir des Mutuelles unies et de Drouot. Son ami Jean-René Fourtou, également originaire du Sud-Ouest et polytechnicien, avec qui il s’est occupé des finances de l’UDF, dirige le groupe Bossard Consultants. Le Grenoblois Serge Kampf anime depuis 1967 une prometteuse société de services informatiques, Cap Gemini Sogeti. Et Henri Lachmann dirige le groupe Strafor depuis Strasbourg.
Autour de ce trio d’amis gravitent Bernard Dumon, alors PDG de la Générale sucrière, le jeune Vincent Bolloré, repreneur des affaires familiales, Jean-Michel Cazes, un ingénieur qui s’occupe de la gestion du vignoble familial de Pauillac, le château Lynch-Bages, ou encore Gérard Brémond, président de Pierre et Vacances. Le club Entreprises et Cités, créé par Bébéar en 1983, réunit ces patrons, de tendance centriste et libérale. La plupart ont soutenu le président Valéry Giscard d’Estaing et sont déboussolés par l’arrivée de François Mitterrand à l’Elysée en 1981. L’ambiance patronale est alors au combat contre la gauche au pouvoir, mené par le CNPF d’Yvon Gattaz et l’Association française des entreprises privées, l’Afep, présidée par le lobbyiste en chef Ambroise Roux. « Nous, nous n’étions pas des militants, nous voulions simplement échanger entre amis, hors des structures patronales classiques », se souvient Gérard Brémond.
Le retour de la droite au pouvoir entre 1986 et 1988 réjouit les membres d’Entreprises et Cités. Leurs amis politiques, issus du giscardisme, les Gérard Longuet et François Léotard, se retrouvent aux commandes. Grâce à l’entregent de Giscard, Jean-René Fourtou est nommé président de Rhône-Poulenc, qui doit être privatisé. Ministre de la Culture, François Léotard a pour conseiller un certain Michel Calzaroni, formé au CNPF, qui deviendra le principal consultant en communication des membres d’Entreprises et Cités.

Un tuteur du monde des affaires. Bébéar s’impose rapidement comme chef de bande. Avec Henri Lachmann et Vincent Bolloré, il crée en 1986 l’Institut du mécénat humanitaire (devenu IMS), chargé de promouvoir les idées de mécénat social dans les grandes entreprises ( lire encadré page 53 ). Il confie à Jean-Michel Cazes, maître de Lynch-Bages, le soin de constituer un patrimoine de grands crus bordelais pour Axa. Il épaule ensuite Bolloré quand celui-ci veut mettre la main sur l’armateur Delmas-Vieljeux.
Elu Manager de l’année 1988, Bébéar ne cesse, au fil des années, d’agrandir l’empire d’Axa : fusion avec la Compagnie du Midi, rachat d’Equitable aux Etats-Unis, investissements en Asie, prise de contrôle de l’UAP en 1996… Avec bientôt 1 000 milliards de dollars d’actifs gérés, Axa devient l’un des premiers groupes mondiaux d’assurance. Ses multiples participations industrielles et financières confèrent à Bébéar un rôle de tuteur du monde des affaires. « Claude est un administrateur très vigilant et très charismatique. Même s’il s’en défend, il s’est laissé prendre à ce jeu de l’influence, au-delà même de son pré carré », confie l’un de ses intimes. En 1998, il juge ainsi que le raid boursier de Vincent Bolloré, de plus en plus franc-tireur dans le monde des affaires, contre le groupe Bouygues est maladroit. Bébéar se porte même au secours du jeune héritier, Martin Bouygues, lequel lui en saura gré. En 1999, Claude Bébéar bénit le mariage franco-allemand de Rhône-Poulenc et de Hoechst, qui donne naissance à Aventis, dont son ami Jean-René Fourtou devient vice-président.

Une cooptation élargie. Dans le même temps, il a progressivement élargi son club Entreprises et Cités à des piliers du monde des affaires, à commencer par Bertrand Collomb, le patron de Lafarge, propulsé à la tête de l’Association française des entreprises privées à la place de Didier Pineau-Valencienne. Sont également cooptés Jean-Louis Beffa (Saint-Gobain), Thierry Desmarest (Total), Bernard Arnault (LVMH), sans oublier les « jeunes », comme Henri de Castries, qui lui succède comme patron opérationnel d’Axa en 2000, Franck Riboud (Danone), Thierry Breton (Thomson, puis France Télécom) et Martin Bouygues. « Claude est un entrepreneur formidable, confie ce dernier. Quand il m’a proposé d’adhérer à Entreprises et Cités, j’ai accepté. De plus, nous sommes voisins en Sologne, et nous chassons souvent ensemble. » Seul bémol : Bouygues apprécie Bébéar mais, quand il croise Vincent Bolloré dans les dîners d’Entreprises et Cités, il ne lui adresse pas la parole…
Avec cet élargissement, l’ambiance « bande de copains » des origines s’est, en effet, un peu délitée. Un signe : désormais, les dîners habituels ont plus souvent lieu au siège des groupes qu’au domicile des membres. Selon l’un d’eux, Entreprises et Cités est simplement devenu « la reconnaissance d’une réussite et une marque de confiance envers le chef reconnu de tous, Claude Bébéar » . A ce dernier de gérer, avec plus ou moins de détermination, les conflits d’intérêts qui se multiplient.

Une réputation de boss killer . Cela a commencé avec les démêlés Bouygues-Bolloré en 1998. La même année, Bébéar fustige les mauvaises performances de la banque Paribas, dont Axa est un actionnaire de poids, et dont le président, André Lévy-Lang, a rejoint Entreprises et Cités. Quand ce dernier tente une fusion précipitée avec la Société générale, Bébéar finit par soutenir la contre-offensive de la BNP, que préside Michel Pébereau, également membre du cercle. BNP Paribas naît ainsi fin 1999, sous les auspices de Bébéar, qui hérite d’une réputation de boss killer (tueur de patrons) : Lévy-Lang doit, en effet, quitter son poste pour se reconvertir en professeur d’économie à Paris-Dauphine. Mais il assiste toujours aux réunions d’Entreprises et Cités, où on le surnomme « le Professeur »…
Début 2002, c’est Henri Lachmann, administrateur de Vivendi Universal, ami commun du PDG Jean-Marie Messier et de Bébéar, qui est averti par ce dernier : « Messier mène VU dans le mur et risque de porter tort à la place de Paris. » Ce sera une « OPA sans capitaux » selon Messier, poussé à la démission le 2 juillet 2002. Face au corps des inspecteurs des Finances – relayé par Michel Pébereau à la BNP – qui veulent placer un des leurs, Charles de Croisset, président du CCF, dans le fauteuil de Messier, Bébéar impose son candidat, Fourtou. Ayant quitté le directoire d’Aventis trois mois plus tôt, ce dernier rêvait de golf. Mais, devant l’insistance de Bébéar, il finit par accepter le job. « Sans l’intervention de Bébéar et l’action de Fourtou dans cette affaire, VU aurait risqué une faillite retentissante ou un démantèlement orchestré par les énarques de Bercy », témoigne un banquier d’affaires proche des deux hommes.
L’affaire Sanofi-Aventis provoque également quelques tensions au sein de la bande. En janvier 2004, Jean-François Dehecq lance Sanofi-Synthélabo à l’assaut du groupe pharmaceutique franco-allemand Aventis. Jean-René Fourtou, toujours vice-président du conseil de surveillance d’Aventis, soutient officiellement la position défensive d’Igor Landau, son dauphin, qu’il a intronisé président du directoire. Mais Fourtou ne peut pas s’opposer bien longtemps à un mariage qu’il avait naguère envisagé avec intérêt. Le feu vert à l’OPA de Sanofi sera donné fin avril 2004, lors d’une rencontre tendue entre Thierry Desmarest, patron de Total, principal actionnaire de Sanofi, et Jean-René Fourtou. Deux membres éminents d’Entreprises et Cités… Symbole de cette conciliation : Landau, évincé par Dehecq avec un parachute doré évalué à 13 millions d’euros, reste néanmoins administrateur au sein du nouveau conseil de Sanofi-Aventis, au côté, notamment, de Fourtou et de Kampf. Les amis de Bébéar sont toujours là, et ils ne s’oublient pas.

Une « consanguinité » des conseils. C’est d’ailleurs l’un des traits marquants du fonctionnement de la bande : ses membres ne cessent de se croiser dans les salles capitonnées de leurs conseils respectifs ( voir tableau ci-dessus ). Questionné sur le sujet, le 8 octobre 2003, par les députés de la mission d’information sur la réforme du droit des sociétés, Claude Bébéar masquait mal son embarras : « On a beaucoup parlé, à juste titre, de la consanguinité des conseils d’administration, mais cette tradition est en train de s’atténuer vigoureusement », affirmait-il. A ses yeux, certains cas seraient justifiés, lorsque deux sociétés sont actionnaires l’une de l’autre, comme Axa et BNP Paribas. Bébéar admettait en revanche que « d’autres croisements peuvent être peu souhaitables : je suis administrateur du groupe Schneider, de même que le président de ce groupe est administrateur d’Axa ». Dans la foulée, Bébéar promettait aux députés qu’il quitterait le conseil de Schneider. Vérification faite, le président d’Axa y siège toujours aujourd’hui, avec une casquette de censeur !
Cooptés dans les conseils, les membres de la « bande » savent obtenir de leurs pairs des émoluments confortables : 3 millions d’euros pour Daniel Bernard (cinquième salaire français), 2,8 millions pour Igor Landau (septième), 2,5 millions pour Henri de Castries (treizième)… « Ils vivent sur une autre planète, souvent au mépris de leurs salariés et de leurs actionnaires », tempête Colette Neuville, présidente de l’Adam, l’Association de défense des actionnaires minoritaires. « Bébéar et ses amis font partie de ceux qui ont encouragé une incroyable course à l’échalote, parfois déconnectée des performances des sociétés », estime Pierre-Henri Leroy, président de Proxinvest, et auteur d’une étude, parue en décembre 2004, qui dénonce la flambée des rémunérations globales des patrons en 2003 en évaluant leurs plus-values sur stock-options. En tête de son hit-parade : Jean-René Fourtou, de Vivendi Universal…
Devant les députés, fin 2003, Claude Bébéar reconnaissait d’ailleurs que l’inflation des salaires des PDG posait un réel problème « sociétal » . Mais, prônant la liberté du « contrat » et agitant le spectre d’une « délocalisation des directions d’entreprise » en cas de plafonnement imposé par la loi, il suggérait aux députés de se limiter à une plus grande transparence sur le sujet. La mission d’information parlementaire, présidée par l’UDF Pascal Clément, a suivi ces bons conseils…

Ambitions politiques. Mais le chef de bande sait se battre aussi en faveur d’autres causes. Au travers de deux livres récents – Le Courage de réformer (ouvrage collectif, 2002) et Ils vont tuer le capitalisme (entretien avec Philippe Manière, 2003) –, l’ancien assureur a étendu sa réflexion à des sujets d’intérêt général. Ayant renoncé lui-même à une carrière politique en 1990, un an après avoir été élu maire adjoint de Rouen, et ayant décliné, en 1995, le poste de ministre de l’Economie que lui proposait Alain Juppé, il a décidé de faire bouger les choses à partir de sa propre « boîte à idées ». C’est ainsi qu’est né, en 2000, l’Institut Montaigne, think tank à l’américaine, chargé de pondre études, notes et propositions pour alimenter le débat public. Présidé par Bébéar, piloté depuis quelques mois par l’ancien journaliste du Point Philippe Manière, ami intime d’Henri de Castries, l’institut fonctionne grâce à une cinquantaine d’entreprises donatrices. Œcuménique, son comité directeur rassemble des libéraux de droite comme de gauche, de Nicolas Baverez à Guy Carcassonne, des chercheurs renommés comme le politologue américain Ezra Suleiman (entré au conseil d’Axa), ainsi que des chefs d’entreprise, comme le Lyonnais Alain Mérieux et Henri Lachmann. La bande à Bébéar est bien là, avec des vraies ambitions au-delà du seul terrain du business. « Notre vocation n’est pas seulement de réfléchir à des sujets aussi variés que le système de santé, l’éducation ou la gouvernance d’entreprise, mais également de convaincre les gouvernants de reprendre nos propositions », assure Philippe Manière. Le succès, de ce point de vue, est surprenant. En octobre 2002, un rapport de l’Institut Montaigne recommandait des aides fiscales aux fondations humanitaires privées. Ce texte a largement inspiré un projet de loi sur la générosité publique, concocté en 2003 par le ministre de la Culture, Jean-Jacques Aillagon.
Autre prise de conscience à l’actif de Bébéar, il a mobilisé depuis 2002 quelques-uns de ses amis en faveur des jeunes diplômés d’origine black ou beur. « Et croyez-moi, quand il est convaincu d’une cause, il mouille sa chemise », précise Gérard Brémond. Les jeunes peuvent faire transiter leur CV par l’association SOS-Racisme, afin que celle-ci les oriente vers des entreprises partie prenante de cette opération, baptisée « Ça va être possible », parmi lesquelles Axa, Schneider, Suez… « Il n’y a pas eu encore beaucoup d’embauches à la clé, mais Bébéar a au moins le mérite de tenter quelque chose », dit-on au siège de SOS-Racisme. En janvier 2004, sous l’égide de l’Institut Montaigne, Yazid Sabeg, président du groupe de technologies CS et Algérien d’origine, a écrit un rapport très critique sur les discriminations face aux emplois. Dans la foulée, Claude Bébéar et Bertrand Collomb ont réépluché leur carnet d’adresses pour qu’une quarantaine de patrons amis signe une « charte de la diversité », rendue publique en octobre. Puis, à la demande de Raffarin, Bébéar a concocté un rapport sur l’égalité des chances, avec des propositions concrètes, remis à Matignon le 22 novembre 2004. Aussitôt, le Premier ministre a embrayé sur ces idées.

Habitué des antichambres. Claude Bébéar s’est aussi rendu, en septembre, chez le garde des Sceaux, Dominique Perben, vieille connaissance, pour lui remettre en avant-première un rapport percutant de l’Institut Montaigne sur la réforme de la justice. D’autres membres du gouvernement Raffarin ont même contacté directement le think tank de Bébéar afin qu’il l’alimente en idées neuves. « Certains ministres veulent qu’on les aide à faire bouger leur administration », explique un de ses membres. N’est-ce pas le témoignage de l’accès au vrai pouvoir ?
Vincent Nouzille



Vincent Nouzille

[lemagchallenges.nouvelobs.com]



 
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